dimanche 17 septembre 2017

La fin d'un monde

Berlin  - R. Depardon

On reconnait les vieux à leurs rengaines "c'était mieux avant", au langage suranné (c'est une belle demeure, cet étalage est bien achalandé...) et à leur vécu daté (ils ont des histoires de guerre à raconter).
Je ne regrette pas mes (plus) jeunes années  et si je déteste les mots comme "je kiffe", quand je parle mes enfants me comprennent encore.

Pourtant, ces derniers temps, j'ai une impression de fin de mon monde, que quelque chose s'efface.

Ca commence lentement, quand des écrivains que vous aimez décèdent, ou des cinéastes, ou des chanteurs, ou des personnes politiques. Je n'écouterai plus de nouvelle chanson de Leonard Cohen ou de Barbara, je ne lirai plus rien de Robertson Davies ou de Marguerite Duras, je me suis sentie très seule après la mort de Mandela.
Cet été, j'ai enterré mon parrain. Il m'a donné 700 francs tous les Noël pendant des années. C'était une fortune à l'époque, j'ai conduit mon premier tracteur avec lui. C'est le premier de la génération de mes parents qui disparait. Il y avait un mur devant moi, une brèche a entamé la protection, a écorché ce qui faisait paravent. 
Je ne suis plus immortelle.

Récemment, ma gynécologue m'a annoncé qu'elle prendrait sa retraite en mai et qu'elle me donnerait mon dossier papier (oui elle fait encore ses dossiers à la main, pas d'informatique avec elle, ni de carte vitale...). Ma généraliste à laquelle je n'étais pas attachée, a, elle, pris sa retraite sans m'avertir et du coup j'en ai choisi une bien jeune (un peu comme M. Seguin avec ses chèvres...). Je n'ai pas pris un tel risque avec ma dentiste, qui a mon âge et que je fréquente depuis qu'elle s'est installée.
Peu de temps après, France Telecom a annoncé l'arrêt définitif et le démontage des cabines téléphoniques. Nous avons connu les cabines à pièces, puis les cabines à cartes et maintenant la disparition des cabines. 

Et cette semaine, le phénomène s'est accéléré : mon dernier a changé sa play liste et écoute des tubes des années 80. En boucle, nous entendons "les yeux couleur menthe à l'eau". En boucle, il la chante à tue tête. Jusqu'à ce qu'il demande ce qu'est un juke box. Les deux grands ne savaient pas. La question a atterri chez nous. 
Nous avons expliqué, montré, raconté que nous mettions des sous dans ces machines pour écouter les tubes de l'époque. Au bar du Lycée, j'ai dépensé des fortunes pour entendre "Ella, elle l'a" de France Gall et "Scatterlings of Africa" de Johnny Clegg. Nous avons parlé des cassettes et de comment nous enregistrions les tubes que nous attrapions à la radio, les fameuses radios libres après l'éléction de Mitterand.

Et le lendemain, à la faveur d'une question sur le mur de Berlin, ils nous ont demandé de raconter la Chute du Mur. Et nous avons évoqué cet autre monde : celui de la guerre froide, celui dans lequel il y avait la RDA et la RFA, celui où ne pouvions voyager en Yougoslavie et où la Tchécoslovaquie existait encore, mais ni la Lettonie ou l'Estonie. Je me suis revue en 89, rivée à la radio, dans la chambre Insa à Lyon, avec des copines à boire du thé et fumer des cigarettes.
J'ai eu l'impression de prendre la place de mon grand-père quand il me racontait comment il s'était évadé des allemands en 40, de ma grand-mère quand elle évoquait la doublure de la veste de mon oncle jeune enfant où elle cachait ses économies. 

Aux yeux de mes enfants, j'appartenais à un autre monde.
Et moi, je vois bien qu'il s'efface, sans que je sache dire si j'en suis triste.


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